Destination Eurovision : un peuple divisé sur son Roi… – un article de Sébastien Bours.
Les résultats sont tombés peu avant minuit samedi dernier : Bilal Hassani représentera la France à Tel Aviv en mai prochain avec son titre « Roi ». Après une soirée emplie de rebondissements, la jeune star des réseaux sociaux voit son rêve d’accéder à l’Eurovision se réaliser grâce à un vote massif du public français qui lui permet de passer au-dessus de la favorite des jurys internationaux, Seemone, et sa balade intimiste « Tous les Deux ».
Autant que cette différence de traitement de la part du jury et du public de Destination Eurovision, les réactions sur les réseaux sociaux sont aussi très partagées entre fans invétérés d’un côté et virulents détracteurs de l’autre. Jury versus Public. Top versus Flop. Pourquoi le « Roi » déclenche-t-il tant de disparité et de virulence ?
Un hymne, un roi
Première hypothèse : les profonde subjectivité des fervents défenseurs face à l’expertise musicale des jurys pros, critique et réfléchie.
Le mauvais classement de « Roi » dans le vote des jurys internationaux lors de la finale nationale ne peut cependant pas être interprété comme un gage de mauvaise qualité: lors de la demi-finale, « Roi » avait remporté les suffrages d’un jury international autrement composé. Les avis diffèrent donc aussi entre experts internationaux. En regardant un petit coup dans le rétro, on se rappellera qu’en 2018, c’est la chanson la plus « Eurovision » qui avait récolté les suffrages des jurys pros. Le public français avait, quant à lui, massivement porté son choix sur Madame Monsieur et une chanson musicalement plus épurée.
« Roi » dispose certes de quelques ingrédients susceptibles de « passer » à l’Eurovision :
- Une composition d’un duo qui avait ses preuves: Madame Monsieur ;
- Un message très eurovisionnesque : l’acceptation de soi ;
- Un « staging » qui a su s’épurer depuis la demi-finale, pour conférer une petite dose d’émotion à un titre plutôt formaté.
Tout ceci rend la chanson « correcte », sans pour autant créer la vraie surprise permettant de prétendre à la victoire. Il manque la nécessaire originalité et la combinaison de notes qui reste en tête après un unique passage de 3 minutes. Il manque la singularité et la justesse vocale: même si elle est jeune et puissante, la voix de Bilal ne peut pas se targuer de révéler un timbre étonnant ni d’assurer une justesse constante. C’est peut-être sur la voix que l’on pourrait donner raison aux spectateurs qui auraient préféré voir Seemone ou Chimène Badi accéder à l’Eurovision plutôt que Bilal Hassani.
Pour le reste, « Roi » est n’est pas une mauvaise chanson. Ce n’est ni une ineptie, ni une révolution…
Roi Soleil ou Roi des fous ?
Plutôt que la chanson en elle-même, les « pour » et les « contre » ses cristallisent en la personne de son interprète : Bilal Hassani.
Dans le camp des détracteurs, on retrouve les intolérants, homophobes et autres fermés d’esprit qu’une telle personnalité exubérante et androgyne irrite à l’extrême. Les insultes et menaces émanant d’une partie de cette catégorie sont des faits abjects et intolérables. Nous ne parlerons plus de ces gens.
Par contre, il est intéressant de constater que parmi les « anti », paradoxalement, on retrouve aussi un pan de la communauté gay: les Némésis du « Roi », qui voient en Bilal une pâle copie de leur icône Conchita Wurst.
L’androgynie et la lutte pour l’acceptation de soi, tels sont les points en commun entre l’ancienne gagnante de l’Eurovision et le candidat français à l’édition 2019. Et si Bilal était simplement un adolescent rêvant de suivre sa voie en exprimant un hommage à celle qui l’a inspiré?
Dans le camp des « pro Roi », on retrouvera surtout les jeunes téléspectateurs et les aficionados des réseaux sociaux. Au vu des résultats des votes du public, il est évident que sa base de fans s’est mobilisée en nombre. Mais pourquoi donc cet engouement autour de Bilal Hassani et sa chanson « Roi » ? On est ici face à la victoire d’un concept plus que d’une chanson. C’est la victoire du « storytelling ». C’est l’histoire d’un ado qui rêve de participer à l’Eurovision pour y chanter sa différence. Autant les jeunes français que les jeunes européens peuvent s’y identifier.
Mais une jolie histoire est-elle suffisante pour remporter le plus prestigieux concours de chanson au monde ? Rien n’est moins sûr. Les téléspectateurs de l’Eurovision votent avant tout pour une chanson. Un storytelling ciblé ne fera pas gagner la France.
Une couronne à forger
Mais la production a encore quatre mois et une belle marge de progression pour parvenir à toucher le grand public. La clé sera la performance le soir de la grande finale. En tant que membre du controversé « Big 5 », la France n’a qu’une possibilité de briller, sans rattrapage. Pour convaincre le public et encore plus le jury, il faudra impérativement améliorer la prestation vocale. Si la prestation live n’est pas bonne, ça se paye cash. Ensuite, il va falloir assurer sur scène, avec staging plus crédible, plus fin et plus centré sur l’émotion. C’est à ces conditions que la France peut espérer réitérer les bons résultats des dernières années.
En conclusion, « Roi » est une chanson qui ne mérite ni bashing ni hystérie. Si elle possède un certain potentiel, il n’en tiendra qu’à son interprète de poursuivre le travail pour effacer cette polarisation et se sublimer à Tel Aviv.
Comme tous les Rois, Bilal Hassani n’a pas forcément le soutien de tous ses sujets mais il peut encore agir pour une plus grande adhésion. Paris 2020 reste pour l’instant un doux rêve et la victoire n’est pas en ligne de mire, mais l’Europe d’aujourd’hui pourra apprécier le fait que la République française envoie en Israël un Roi d’origine arabe, revendiquant fièrement sa différence et son androgynie, avec une chanson qui donne un coup de jeune à la lutte pour l’acceptation de soi. Cette année, c’est dans l’acceptation des disparités qui la caractérisent que la France sera représentée, avec une jeunesse et soutien public massif derrière son Roi. Et ça, c’est déjà une victoire.